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My own private keepsake
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#Urbex session : La chaise

#Urbex session : La chaise

#Urbex session : La chaise

En cette fin de journée du mois de novembre, le crissement d'un pneu sur le gravier vient à peine troubler la tranquillité vespérale. Mariette essuie son front au revers d'un gant de cuir humide ; elle est accroupie devant Georges, ramassant les feuilles qu'il ratisse méticuleusement. Elle les porte par brassées dans le vieux composteur, s'appliquant à ne pas les semer en chemin. C'est ainsi depuis le début de l'après midi. Ils ont fait une pause vers seize heures, le temps d'un café et d'une part de tarte aux pommes, mais ils ont vite repris, décidés à en finir aujourd'hui avec ce satané jardinage. Il faut dire que cette année, l'automne ne s'est pas fait attendre. Les arbres ont semé partout leurs feuilles racornies et roussâtres. Le jardin est en piteux état, on le croirait à l'abandon.

Au bruit de la voiture passant le portail, Mariette lève les yeux vers Georges, qui s'est imperceptiblement raidi Elle perçoit la pointe d'agacement dans son regard pendant qu'il détaille le véhicule. Lorsqu'elle lui tend la main pour qu'il l'aide à se relever, elle l'entend réprimer un soupir.

« Ils sont là. » Lui dit-il.

Mariette se redresse lentement, une main posée sur ses reins. C'est une robuste sexagénaire. On devine en elle la vie vouée au travail de la terre, à l'éducation des enfants, au linge lessivé à même la margelle. Cette vie là lui a forgé le caractère et la santé. Mariette abhorre l'oisiveté et sait que même à la tombée de sa vie elle ne parviendra pas à se soustraire à ses engagements. Lorsqu'on lui impose le repos, elle va et vient dans la grande maison, étreignant tantôt un chiffon à poussière, tantôt une éponge à vaisselle. Le soir, assoupie devant la télévision, elle parvient même à sursauter et se lève à la hâte, prétextant une chose oubliée. Son Georges de mari lui dit souvent avec humeur qu'elle brasse de l'air.

Dans l'allée de la vieille longère, deux voitures bondées se suivent et s'immobilisent. Les portières s'ouvrent soudain, comme activées par des ressorts. Des éclats de voix retentissent dans la cour tandis qu'enfants, petits-enfants, famille et belle famille, font leur apparition. Le gravier chante sous la course des enfants, les mains se rencontrent, les bises claquent.

« C'est nous! On ne vous dérange pas ? On a eu envie de passer prendre un verre chez vous. On s'est dit que ça vous ferait plaisir ! » Les sourires se figent un instant, hésitants à s'élargir.

Au milieu de la cohue, Mariette ose un regard vers Georges. Il n'a pas lâché son râteau, et lorsqu'il hausse ses larges épaules, il lui évoque brièvement un pantin dont on aurait secoué les fils. Elle pense cela, parce qu'elle connaît Georges, et elle sait qu'en cet instant il n'est pas aussi énervé qu'il voudrait le faire croire. Le coin de sa moustache brune frétille un peu.

« Ben ça ! Vous venez vider ma cave ou bien me voir ? Demande t-il à l'assemblée hilare.

Le petit dernier trottine sur le gravier, ses mains papillonnent, cherchant l'équilibre, il rit d'autant plus que ce sont ses jambes qui l'entraînent, et non le contraire. Il agrippe au passage le mollet de Georges.

- Papi-papi-papi, gazouille t-il sans s'arrêter, sous les rires attendris.

Par les bretelles de sa salopette, Georges le cueille de sa grande main tannée, et à hauteur de visage, ils échangent un sourire éclatant. D'autres petits-enfants s'ébattent autour du duo.

- Maman a apporté du gâteau ! S'écrie Valentine, la première née de tous les petits enfants.

- Mamie, ze t'ai fait un dessin, zézaie un autre, en donnant de vigoureux coups de talons dans les graviers.

-Théo ! Arrête ça tout de suite ! S'écrie un adulte. Tu te souviens de ce que je t'ai dit dans la voiture ?

Mâchonnant son index, le dit Théo – qui n'a pas cinq ans- jette un bref regard en direction de la voix et baisse la tête, songeur. Mariette, au passage lui caresse la joue, et le regard faussement courroucé, lui glisse de « rester sage ». Plus loin, Georges, le petit dernier sur ses épaules, est en grande discussion avec Daniel, son neveu. Cette année, le blé ne s'est pas bien vendu.

Tout autour, ça s'agite, ça discute, ça rit. Il commence à faire frais.

- On rentre ? » Suggère Mariette.

Et elle entraîne avec elle, les femmes qui s'ébrouent en se frottant les bras. Les hommes se regroupent, tardent un peu à venir. On échange dehors une cigarette et quelques nouvelles du village. Mariette sort la tarte qu'elle avait réservée au four, dispose des coupelles de cacahuètes sur la toile cirée. Elle répond à son aînée qui lui demande où est le tire bouchon, elle s'extasie sur le dessin que Théo vient de sortir de sa poche, en ayant patiemment attendu qu'il l'ait déplié. Elle dérobe un baiser à Valentine qui lui explique pourquoi elle n'est pas première en classe ce trimestre, seulement deuxième. Le brouhaha enfle dans la pièce. Les hommes viennent de rentrer et quelque chose les amuse visiblement beaucoup. Georges ne cesse de s'exclamer « Je l'avais bien prévenu ! » sur tous les tons possibles, en se frappant les cuisses. Un bouchon saute, déclenchant l'hilarité du petit dernier qui rogne un Boudoir, et de qui on a précautionneusement éloigné le plat de cacahuètes. Certains prendront du vin de noix, d'autres préféreront un alcool blanc. Valentine allume la télévision au fond de la pièce – mais pas trop fort – et sirote une grenadine en regardant son émission préférée. Mariette, assise à côté des siens, se réjouit de leur joie, de leurs projets, de leur entrain pour la vie. De temps en temps, elle touche le bras de l'un d' entre eux, le coupant au beau milieu d'un discours « Tu te souviens... Tu te souviens ? » commence t-elle. Quelquefois, elle a le sentiment de terminer sa question dans le vide – soit qu'on ne l'ai pas entendue à cause du bruit, ou bien que son interlocuteur ne se détourne d'elle un peu trop hâtivement – et dans ces cas là, Mariette demeure étrangement silencieuse, un sourire sobre sur son visage absorbé.

La terre tremble t-elle tout à coup ? On rattrape in extremis la toile cirée qui était à deux doigts de glisser, entraînant avec elle verres, bouteilles et gâteaux. Théo tout penaud émerge d'un coin de table. Il s'était caché dessous et a bien failli causer une catastrophe en en sortant un peu prestement. On le gronde de tous les côtés, tandis que Mariette tente à grands gestes de mains, d'apaiser la tablée. «Chut, chut ! Il n'a pas fait exprès ! Laissez-le ! » On bougonne tout de même encore un peu, pour la forme.

« Théo, tu ne veux pas t'asseoir, mon chéri ? Lui demande Mariette.

Avec une authentique moue de dépit, l'enfant ouvre des bras désolés qu'il laisse retomber le long de son corps devant l'assemblée attentive.

- Mais z'ai pas de Saise ! » S'écrie t-il, implorant de l'aide.

Éclat de rire général. La table en tremble, pour le coup. Théo dont l’œil affiche une foule de sentiments contradictoires, contemple ses chaussures. Sa joue gonflée semble réprimer un sanglot. Mariette, elle, a tout juste souri, elle se lève et se fraie un passage vers Théo, qui, c'est vrai, n'a pas de chaise. Elles sont toutes occupées aujourd'hui et pourtant nombreuses. Et tandis que les regards convergent vers lui : certains amusés, un brin moqueurs, des regards attendris aussi, Mariette se penche vers son petit fils et lui glisse à l'oreille : « Mamie va te chercher une chaise, ne t'inquiète pas ! »

Elle saisit son châle à la patère ainsi qu'une lampe électrique, et quitte la pièce, pour traverser le jardin où la nuit est tombée.

Au bout, tout au bout de la longère, il y a ce qu'on appelle encore, « la maison du Papé ».

Papé, c'est le père de Mariette. Il est mort il y a dix ans.

Personne n'y va plus guère dans cette partie de la bâtisse. Elle sert de remise et tombe un peu en ruine. Le plancher s'y affaisse par endroits. Mariette pense qu'il faudrait y faire quelques travaux. Georges dit que ce serait une perte d'argent puisque plus personne n'y vit. Du coup, la maison reste comme ça, livrée à la poussière, aux loirs et aux moineaux.

Mariette actionne le vieux loquet rouillé. La porte accroche un peu le sol, mais finit par s'ouvrir sur la voûte qui servait de cuisine autrefois. Elle ne s'attarde pas sur ce qui pourrait la contrarier : la façon dont le poêle se couvre de scories, les toiles d'araignées dansant sans fin aux filets d'air, les rideaux de cretonne tout déchirés. Elle se dirige vers une pièce adjacente. George a entassé là des dizaines d'outils, des choses à jeter. A la lueur de sa torche, elle avance prudemment sur le plancher vermoulu. Mais où est donc cette...

C'est au moment où le halo accroche la vieille chaise que son cœur marque un coup un peu plus fort.

La tête lui tourne, elle doit prendre appui au mur alors qu'un indicible enchantement s'infiltre en elle.

Un parfum de lait caillé, de charbon rougeoyant, de savon frais, envahit quelque recoin secret de son corps, enserre sa gorge, l'étourdit. Elle vient soudain d'avoir huit ans. Elle est là, au petit matin, sur cette chaise dont l'assise se dépaille peu à peu, et elle en sent avec une précision étonnante le piquant et la rugosité sous la peau. Devant elle, un bol de lait bouillant et du pain de campagne. Elle agite sous la table ses jambes frêles en fredonnant une comptine apprise à l'école et depuis, oh, très longtemps oubliée. Debout, face à elle, une cuillère à la main, il y a cet homme rasé de frais qui la contemple, émerveillé. Tournant sans cesse le lait pour le faire refroidir, il la regarde comme nul autre ne la regardera jamais. Il l'écoute et l'aime de toute son âme. Il se nourrit de ses paroles, l'encourage à chanter, lui dit sans parler combien elle compte. Il n'arrête de touiller le lait que bien plus tard, lorsqu'elle le décide et lorsqu'il est assuré qu'elle ne peut plus se brûler. Alors qu'elle prend du bol des petites lampées, les yeux rieurs, il lui ébouriffe les cheveux.

« Tu es là ?

La main de Georges vient d'atteindre son épaule, dans la pénombre. Il est sur le point de poser une question, mais à la façon dont Mariette se retourne et le dévisage, il se ravise et se tait. A la lueur de la lampe torche, à l'éclat du regard de sa femme, a t-il saisi toute la magie du moment ? Toujours est-il qu'il porte un peu moins fièrement ses épaules lorsqu'il s'empare de la vieille chaise. C'est avec un infini respect, même. Il prend le temps d'en caresser un peu le bois. Enfin, c'est ce que croit voir Mariette.

- Ah, Papé... » Murmure t-il, comme si cela voulait dire beaucoup.

Maintenant, la chaise calée sous un bras, il tend la main à sa femme, lui enjoint de venir. C'est elle qui les éclaire, jusqu'au jardin.

Jardin où Théo les attend, pour leur faire peur.

Et tout en tournoyant autour d'eux, il ne cesse de scander avec force ce mot unique, s'appliquant à dire « chaise » bien comme il faut.