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My own private keepsake
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#Urbex session : la maison du Dieu Pan

#Urbex session : la maison du Dieu Pan

#Urbex session : la maison du Dieu Pan

C'est la maison du dieu Pan.

Perdue dans son dense écrin de résineux, il faut savoir qu'elle existe. Il faut rouler longtemps, sur la route sinueuse qui passe à travers la forêt et qui donne l'impression de ne mener nulle part. Et puis, c'est là, au milieu de nulle part justement, qu'on s'arrête, parcourt quelques mètres à pied, enjambant les troncs couchés, humant l'air chargé de sève. Là, en contrebas, adossée à la pente et dominant la vallée, on la trouve. Vieille bâtisse de style plutôt éclectique, propre aux ouvrages du XIXème, mélange de classique et d'esprit Georgien, le genre de maison bourgeoise qu'on imagine au beau milieu d'un parc anglais, avec ses briques rouges et ses linteaux blancs en pierre de taille.

On s'attend à tout moment à voir les lourdes portes sculptées s'ouvrir à la volée, sur une horde de bambins en culottes courtes et jupes plissées, qui vouvoieraient grand-mère et seraient escortés par une nurse, la cinquantaine un peu austère. Elle s'installerait alors sur une marche du majestueux escalier, sortirait d'un cabas de jonc tressé un livre ou une broderie, et par ce don prodigieux qu'on octroie plus facilement aux femmes, sans avoir à recompter une seule maille ou relire une seule ligne, sans jamais avoir à élever la voix, saurait prévenir les bêtises de la petite troupe déchaînée.

Ici, la vie doit être douce, sous les sapins centenaires. On devine la bienveillance des gens de maison. On devine que rien n'a été laissé au hasard pour faire de cet endroit un lieu unique, cocon familial propice aux fêtes, aux bons repas, aux retrouvailles, aux confidences.

Le regard porte au loin dans la vallée, au delà du bassin d'agrément, où malgré les réserves, les enfants se baignent aux beaux jours. Des vaches paissent un peu plus bas. Les arbres bruissent doucement, parfois interrompus par quelques gazouillis. Le soleil irradie la façade pourpre. Tout est éblouissant.

Oui, mais voilà. A bien y regarder, le vélo adossé à la façade en a volé la couleur et une partie du lierre. Les massives portes de chêne affichent un teint pâle, défraîchi. Les impostes sont brisés, certains volets battent sous la brise légère de ce beau jour de printemps.

Que s'est-il passé ?

La porte de service est restée ouverte. On entre par l'office, sous l'escalier. Tout est intact, bien qu'en grand désordre. Les lourdes armoires campagnardes regorgent de vaisselle. La vieille cuisinière à charbon semble prête à se remettre en route sous une considérable couche de poussière. Il y a encore des conserves de nourriture, dans leurs pots en verre sur les étagères. Du vieil évier en pierre à savon pend un torchon à son crochet. Un torchon immaculé avec des initiales brodées.

La cave attenante déborde de crus, scrupuleusement rangés sur des étagères de fer forgé. La plupart des bouteilles sont vides, si on prend le temps de les examiner.

Un escalier de pierre côtoie un monte charge artisanal, qui sert à faire passer les repas.

C'est quand on s'est enfin décidé à prendre cet escalier, que le souffle vous manque, dès le premier pallier.

Dans la pénombre, les doubles portes s’enchaînent, révélant une enfilade de pièces fascinantes, de cheminées de bois sculpté devant lesquelles trônent fièrement des fauteuils crapauds, des divans dits « à moustache » de cuir rouge éventré, de lourds bureaux d'étude, de bibliothèques colossales, occupant des pans entiers, certaines vitrées, aux milliers de livres. Les chambres sont innombrables avec leurs grands miroirs travaillés et leurs lits de toutes sortes : laiton, fer blanc, châtaignier massif... Certains ont encore leur literie de crin, crins dépassant des vieux coutils -beige ou bleu- percés,

Le second étage, celui réservé à la domesticité, est plus rudimentaire, certes, mais tellement joyeux. Chaque mur comporte sa propre tapisserie -datant du siècle dernier- des imitations de toiles de Jouy à des motifs plus traditionnels, floraux, uniques, imprimés à la main. On devine les propriétaires d'alors, attentifs aux besoins d'autrui, souhaitant un personnel heureux : « Choisissez votre chambre, et décorez là comme bon vous semble. » La recommandation implicite était de s'y sentir bien. Et combien de pièces comporte cette demeure ? On est bien en peine de compter !

Les plafonds s'enchaînent, d'une pièce à l'autre, certains sont simples, d'autres à la française, jusqu'à ce qu'on tombe sur celui du couloir principal, d'une hauteur d'à peu près cinq mètres. La bouche bée, vous en observez les détails d'un décor peint à la main, représentant des motifs classiques printaniers, mais réalisé avec une finesse exemplaire. Un balcon intérieur surplombe ce hall, de façon magistrale. Ce balcon donne... sur des toilettes ! Ce qui conforte l'idée que les propriétaires n'étaient pas exempts d'humour.

Mais que s'est-il passé ?

Comment peut on laisser, abandonner comme ça, le fruit des efforts de toute une vie ?

La demeure est silencieuse, elle ne me livre pas son secret.

Je la quitte lentement, sous le choc, plein d'ambivalence. Je regarde cette splendeur passée, ces livres qui jonchent le sol, ces objets défraîchis et brisés. Je me sens émerveillé, mais profondément triste. Beaucoup de monde autour de moi ne saisit pas ce que peut m'apporter l'urbex. C'est difficile à expliquer, mais j'aime ce sentiment, même s'il comporte des aspect terrifiants. Une fois de plus mon exploration m'aura fait toucher du doigt tout ce qui conditionne notre existence : Nous vivons, nous réalisons, nous nous exaltons, vibrons, et un beau jour tout s'arrête. Suivant le fil de ma pensée, je songe à ces anciens propriétaires, probablement décédés : s'ils avaient su ce que deviendrait leur bien, l'auraient-ils bâti ? La réponse est évidente ; la vie s'accomplit-elle à reculons ?

C'est en sortant, giflé une ultime fois par le soleil, que je le remarque : le dieu païen à tête de bouc, sur la moulure de la porte d'entrée, Il est finement ciselé dans la pierre et j'en apprécie la minutie et le sourire discret. Il contemple le panorama droit devant, cette vallée qui attire l’œil des trublions qui se présentent à lui. Il semble nous désigner la nature du menton, nous inviter à repartir ou à passer notre chemin. C'est à juste titre le dernier gardien de cette demeure campagnarde,. Puisse t-il mener à bien sa mission.