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My own private keepsake
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Le sentier des douaniers

Le sentier des douaniers

Le sentier des douaniers

Pour M., dont le manque me ronge le cœur, avec ma reconnaissance éternelle pour avoir su lire en moi et précéder le besoin. Pour Théo, qui laissait éclater son cœur à la vie au moment où M. nous quittait.



Le sentier des douaniers, à perte de vue, et la mer en contrepente. L’eau qui moutonne, qui cogne furieusement contre les rochers, cherchant à les gommer, les effacer du paysage, comme si elle surestimait soudain sa puissance abrasive. Au fond, on aperçoit un pointu qui a l’air bien en peine ; relever ses filets par ce tumulte relève du tour de force ou de l’inconscience pure. Pourtant, un ou deux pêcheurs, là bas, s’activent dans les eaux ardentes, au mépris du danger.

C’est cette pensée, sans doute, qui donne un peu de baume au cœur à Théo alors qu’il entame prudemment sa longue marche vers les récifs, en bas, plus à l’est. Les vents violents le contraignent à courber l’échine pour ne pas se laisser emporter. Son lourd sac à dos sur les épaules ne lui facilite guère la tâche et le déséquilibre parfois. Ses cannes à pêche l’encombrent : il doit à tout prix éviter qu’elles ne touchent le sol si il ne veut pas en casser les anneaux de tête par inadvertance.

Il se fait tard et dans une heure ou deux, il fera sombre. Il doit activer le pas si il veut arriver à son poste avant la nuit tombée. Bien sûr, il connaît l’endroit comme sa poche. Du chemin, il sait les moindres recoins, les moindres pièges. Il sait que certains passages sont glissants, dangereux, mais ce parcours il le pratique depuis dix ans, assidûment, chaque semaine, par tout temps, chaque fois qu’il peut partir, ou plutôt s’évader à la pêche. Il n’a nul besoin de sa montre pour estimer le temps de son trajet : il jette un œil vers le soleil, qui ne va plus tarder à embraser l’horizon. Il se fixe l’objectif d’atteindre « son rocher » avant que le tiers inférieur de l’astre n’ait disparu dans les flots.

Le mistral commence à siffler dans les pins qui parsèment les hauteurs, comme c’est souvent le cas à la tombée de la nuit. D’ailleurs, elle promet d’être rude. Les vents annoncés sont conséquents, mais rien n’a jamais rebuté Théo lorsqu’il s’agissait de pêcher. Il a connu les eaux mortes générées par les trop grandes canicules, où la mer semblait lourde, pâteuse, comme profondément endormie. Puis, les eaux hivernales, glaciales, qui se mettent à fumer lorsque la température passe la barre de zéro. La mer telle qu’elle est aujourd’hui ne l’impressionne pas, même si elle déploie des trésors d’ingéniosité pour y parvenir. Il y jette de temps en temps un œil distrait, tout au plus.

D’un pas décidé, il entame le dernier segment. Un sentier de chevrier pentu et saccadé, d’où émergent ça et là, au milieu des éboulis, quelques diaclases anguleuses. Une fois, il y a longtemps, il a eu le malheur de se laisser distraire. Il se souvient de sa chute douloureuse et de son tibia transpercé à l’encoignure saillante d’un caillou. Il avait du arrêter le sang avec les moyens du bord, un mouchoir de coton et du lait de saponaire cueillie à la hâte, froissée dans la paume de la main et dûment appliquée sur la plaie. Aujourd’hui, on ne l’y reprendra plus à marcher le nez au vent !

Des buissons odorants de lentisque lui indiquent qu’il se rapproche de la mer. Il l’entend gronder en contrebas et cogner furieusement contre la falaise. Il soulève son fagot de cannes pour ne pas l’accrocher dans la végétation et lève les pieds : là où peu s’aventureraient à traverser, il sait qu’il y a un passage secret, une petite coulée qu’il a façonnée lui-même au fil des années. Il exécute encore quelques foulées périlleuses et finit par atteindre la mer pour de bon, son périple n’en est pas pour autant terminé.

Ce qu’il appelle le récif est en fait une presqu’île, un imposant morceau de rocher émergeant des flots. On y accède par une étroite arête pierreuse rognée peu à peu par la morsure acide des vagues. Par temps calme, il est clair que c’est un vrai jeu d’enfant. Théo l’aborde alors comme un funambule, se servant de ses cannes comme balancier, en y prenant un malin plaisir. Mais ce soir, c’est une autre paire de manches, la véhémence des eaux fouettées par le vent fait qu’il ne peut guère s’hasarder à ce genre d’exercice. Il choisit alors de traverser à quatre pattes, et tant pis s’il mouille son pantalon. Il ne fait pas encore vraiment froid, de toute façon.

Se félicitant de n’avoir pris que des cannes légères, il coince son fardeau entre les lanières de son sac et de ses épaules. Il prend le temps d’équilibrer le tout, se penche, fait le dos rond, et s’engage sur l’arête aussi tranchante qu’un rasoir.

L’eau furieuse tente de le renverser, s’attaquant à ses mains qui s’agrippent, se blessent sur la roche rendue aigue par l’érosion, elle s’infiltre dans ses manches, crachote sur son visage de copieux embruns. Il serre les dents, continue à ramper au risque de s’entamer les genoux et finit par se hisser sur le point culminant de la presqu’île. Il est pour ainsi dire intact : une coquille de moule saillante a entamé la paume de sa main, le bas de son pantalon est trempé. Qu’à cela ne tienne : il en enroule les extrémités au bas de son mollet. Heureusement d’ailleurs que ses chaussures de marche ont tenu le choc. Il n’y a rien de pire que de passer une nuit en bord de mer avec les pieds mouillés.

Il est donc chez lui. Sur ce qu’il appelle « son poste » ou bien « son rocher ». Combien de nuits a-t-il passé ici ? Il serait bien en peine de donner une réponse mais des centaines certainement. Avec mille précautions, il dépose ses cannes à terre, puis le sac à dos les suit. Il s’étire maintenant comme un chat, le regard rivé vers le soleil, qui là bas, au loin, touche à peine la mer. Il pourrait s’attarder, rester longtemps ainsi à scruter la rade, à attendre le passage des ferries en partance pour le Maghreb, à guetter l’illumination de l’archipel du Frioul, puis celle de la Bonne Mère. Mais il n’en a pas le temps, il sait d’expérience que dans moins d’une heure il fera nuit noire et qu’il est donc grand temps de déplier et d’assembler ses cannes.

Car c’est toujours le même rituel à chacune de ses sorties : il faut délier chacune des cinq cannes et les monter une à une, moulinets compris. Il faut organiser son poste de manière à ne rien égarer, il faut que tout soit à portée de main, au cas où le besoin s’en ferait sentir, dans l’urgence. Il sort patiemment le contenu de son barda, sa traditionnelle boîte de pêche qui contient les bas de lignes et les hameçons qu’il a monté lui-même. Il humecte les nylons d’un peu de salive pour rendre les nœuds glissants, nœuds qu’il connaît évidemment sur le bout des doigts et qu’il est maintenant capable d’exécuter les yeux fermés : demi baril, clinche, drisse, clefs et demi clefs, boucle dans boucle et nœud de potence. Le vent qui se renforce ne facilite pas la tâche.

Puis vient le moment de lancer, cinq petites secondes où tout se joue. Il n’est pas un excellent lanceur, il le sait. Il sait aussi que la force ne rentre pas en ligne de compte, tout est dans le geste et la souplesse de sa réalisation. Le regard doit se porter au loin, les épaules sont reculées, la main droite serre fermement l’attache du moulinet tandis que la gauche emprisonne le talon. Les bras doivent propulser la canne loin en avant mais doivent aussi la retenir en fin de trajectoire pour ne pas qu’elle pique du nez vers les vagues et stoppe la progression du fil. C’est un instant prodigieux d’entendre le bruit sec de fouet suivi du sifflement du nylon se dévidant vertigineusement, guidé par les anneaux. Combien de lancers a-t-il raté avant d’en réussir un seul ? Il ne compte plus. Ce soir, la difficulté supplémentaire est de réussir à fouetter plus fort que le mistral qui enfle.

Une à une, il cale précautionneusement les cannes dans les trous de roches, il retend ses fils, ouvre un peu les freins. On ne sait jamais, si un gros venait à mordre. Enfin, il s’assied, ses cannes disposées en patte d’oie autour de lui, il remonte le col de sa parka et s’emmitoufle consciencieusement. La nuit promet déjà d’être fraîche.

A ce stade là, il ne reste plus qu’à attendre et à espérer. Son expérience de pêcheur lui a appris que les nuits de grands vents –à moins qu’ils ne viennent de l’est ou du sud – sont rarement prolifiques. Mais il y a des exceptions, car en ce début de saison, sous les eaux tapageuses, déambulent parfois les gros bars en quête de nourriture. Ils entrent en chasse dès la tombée de la nuit, explorant les anfractuosités des brisants, y débusquant des poissons « fourrage » de taille plus modeste. Théo a d’ailleurs calé deux pointes souples à l’aplomb, soigneusement appâtées de sardine fraîche.

Les yeux rivés vers l’horizon, il regarde mourir le soleil. Le ciel est dégagé car la bourrasque du nord a déplacé les nuages à grands coups. Au loin, tout autour de la rade, les lumières commencent à s’allumer sur la côte. Il aime l’idée qu’il est isolé, loin de tout, qu’il n’y a aucune autre vie que la sienne, à des kilomètres à la ronde. Il aime se faire sa propre image du monde, qui va décidément de travers, du haut de son récif. Qui pourrait considérer qu’il est à la meilleure place pour le faire ? Qui comprendrait qu’en ce soir de tempête, il se sente plus en sécurité que jamais, plus à l’abri que n’importe quel autre des siens, ici, au centre des éléments qui se déchaînent ? C’est une chose difficile à expliquer, et pourtant…

Il passe sa langue sur ses lèvres subtilement salées par les embruns et tire cérémonieusement une bouteille isotherme de ses sacoches. Il se verse un café brûlant qu’il boit à courtes lampées, absorbé par ses pensées. Il prend pleinement conscience de son bonheur à cet instant : le café se repend en lui, le réchauffe dans les tréfonds de son corps, la nature le ravit d’un spectacle saisissant de beauté. Là bas, au beau milieu de l’immensité, un vol d’oies sauvages formant un V parfaitement rectiligne regagne laborieusement le sud. Il les contemple longuement, jusqu’à ce que l’obscurité finisse par les engloutir. Bientôt, il ne peut que discerner leurs cris perçants qui arrivent à peine à couvrir celui des mugissements et des ressacs. Combien d’entre elles survivront au périple ?

« Et pourtant, chaque année, depuis des siècles, elles y retournent… » Pense Théo avec un sourire.

Il se lève pour vérifier ses appâts à la lueur de la lampe frontale. Rien n’a encore été touché : vers marin et sardines sont restés intacts, à croire que la mer qui enfle est temporairement désertée de toute forme de vie. Mais Théo choisit de ne pas relâcher son attention pour autant, il sait qu’une surprise peut survenir à n’importe quel moment. N’est ce pas là l’essence même de la pêche.

« Il faudrait que le vent faiblisse et tombe, se dit-il. Si tel est le cas, j’aurai peut être mes chances, sauf si les courants s’inversent évidemment… »

Son estomac le rappelle subitement à l’ordre. Il sort de sa besace ce qui sera son repas du soir : quelques tomates juteuses et de la fleur de sel, une poignée d’olives de Nyons légèrement saumurées, une généreuse tranche de pain de campagne parsemée de gouttes d’huile d’olive. Son couteau de chasse à la main, il se délecte. Ses vigoureux coups de mâchoires en disent long sur son appétit, ouvert par la marche et le grand air. D’ailleurs, les meilleurs repas sont toujours ceux qu’il prend face à la mer.

Ce n’est qu’une fois rassasié qu’il décide de se laisser sombrer dans une douce torpeur. S’allongeant sur les rochers, la nuque bien calée contre ses effets, il s’enroule soigneusement dans sa veste et s’adonne à une autre de ses passions : contempler le ciel, observer les étoiles tout en se laissant bercer par le clapotis. Si la mer n’est pas clémente aujourd’hui, les cieux, en revanche sont clairs et débordants d’astres. La grande ourse, l’étoile du berger rayonnent de mille feux tentant vainement de concurrencer un joli croissant blond de premier quartier lunaire. Vraiment, il faudrait que ce maudit vent tombe, ce serait une aubaine… Théo en fait mentalement la demande à la providence tandis que ses yeux se ferment. Il se laisse volontiers partir, car un petit somme réparateur, de temps à autre, fait aussi partie du rituel, et quelquefois le réveil peut réserver quelques belles surprises…

C’est non seulement le froid, mais le silence pesant qui, prestement, fait émerger Théo. Inspirant l’air profondément, il se redresse et s’assied. Il ouvre un œil froissé, déploie ses membres gourds et gelés. L’humidité l’a pris par surprise, durant son sommeil. Elle s’est infiltrée à travers ses vêtements et il semblerait même, jusqu’à ses os. Il est transi et c’est d’une main hésitante et malhabile qu’il empoigne sa thermos de café pour s’en verser une tasse salvatrice. La chaleur qui se diffuse à travers le récipient lui mord d’abord cruellement les mains, puis au fur et à mesure qu’il boit, elle se distille à travers son corps, le gagne, le tiédit graduellement. Il se lève enfin et regarde autour de lui.

Un brouillard acre, épais s’est levé. Il enveloppe la mer, les rochers, la côte… Théo plisse les yeux pour tenter d’apercevoir la lune, c’est à peine s’il y parvient, elle se réduit maintenant à un faible halo, un peu comme une luciole dissimulée dans une épaisseur ouatée. Il détermine alors, à la position de l’astre, qu’il a dormi un peu plus longtemps que nécessaire. C’est en pestant contre lui-même qu’il s’en va relever ses cannes.

Il s’approche prudemment de la première. Il n’a même pas pris soin d’allumer sa lampe frontale, car de toute façon, il n’éclairerait que l’épaisseur de la brume, si dense, qui projette un écran blanc tout autour de lui. Il est obligé d’agir en aveugle, toute son attention est à ses déplacements. Marcher sur les rochers proéminents, sans y voir, est un vrai tour de force.

La première canne ne lui réserve aucune surprise particulière. L’appât, une arénicole fraîche, n’a même pas été goûté. Par acquis de conscience, il le change quand même car il le juge détrempé. Il est important qu’un appât de pêche conserve ses pouvoirs appétant, car aucun poisson ne saurait résister à un vers frais frétillant sur le sable.

La deuxième, et la troisième de ses cannes ne lui réserveront rien de plus. Il commence à entrevoir que ce sera une mauvaise nuit. Non pas que cela l’atteigne vraiment, car il sait tout au fond de lui que rentrer quelquefois bredouille n’a rien d’exceptionnel. Malheureusement, cela arrive, et c’est le prix à payer pour d’autres sorties plus fructueuses.

Il empoigne fermement l’une des deux dernières cannes qui lui restent à vérifier, et tout en donnant le solide à coup, permettant de décoller le bas de ligne du fond de l’eau, il se dit qu’il va peut être rentrer, en rester là pour cette nuit.

Et c’est là que ses résolutions basculent. Car voyez vous, c’est cela aussi la pêche, au moment où l’on n’y croit plus, on comprend qu’on a eu tort de douter. La résistance qui vient de s’opposer à lui ne peut être le fait d’un accrochage de fond. Il le comprend en une fraction de seconde et instantanément, ses doigts s’emparent du frein du moulinet, qu’il resserre de deux crans. Puis son corps entier se tend, en même temps qu’il positionne sa canne à la verticale, face à la mer. De deux doigts précautionneux, il pince le flot de fil qui sort du moulinet et attend.

Pendant près d’une minute, rien ne se passe. Il en vient même à penser qu’il a rêvé, que tout cela n’était que le fruit de son imagination et de sa fatigue. Il s’apprête à relâcher un peu de son attention, quand soudain, le nylon qu’il pince entre ses doigts lui est si brusquement arraché qu’il sent la pulpe de son pouce et de son index le brûler. En même temps, la pointe de sa canne fléchit dangereusement à droite, à tel point qu’il se demande si elle ne risque pas de céder. Il ferre alors un coup, généreux, franc, bien dosé. Puis la canne à l’horizontale, il essaie de jauger.

La chose qui s’est laissée prendre, là, sous la mer, doit être de belle taille s’il en croit la façon dont sa canne ploie sous les efforts désespérés du captif. Le moulinet émet des sifflements réguliers attestant que son fil est entrain de se dévider. Il choisit de laisser le poisson filer et se fatiguer sur le frein, avant de le ramener vers lui en le « pompant ». Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il devra renouveler l’opération une bonne dizaine de fois.

Bien vite, la sueur mouille son front et son dos. Il aimerait bien se débarrasser de son incommodante parka, mais il ne peut se permettre de poser sa canne, ne serait ce qu’un instant. Il sait que s’il laisse par inadvertance du mou dans le nylon, le poisson en profitera pour taper plus fort et rompre la ligne. Alors il n’a pas d’autre choix que celui de combattre, de mesurer sa force et sa résistance. Ses biceps, ses épaules commencent à lui faire mal, mais il décide de demeurer insensible à la douleur. Tout est entrain de se jouer là, maintenant.

Dix fois, vingt fois, il réussit à reprendre du fil, à ramener le poisson qu’il n’a toujours pu distinguer, à l’aplomb du récif, dans les brisants. Mais à chaque fois le nylon se tend dangereusement et le monstre reprend le large de plus belle. C’est douloureux, pénible, mais tellement surprenant qu’il ne peut s’empêcher de crier, de jurer entre ses dents. De mémoire de pêcheur, il n’a jamais mené une bataille comme celle-ci. Elle est d’autant plus captivante que l’issue semble des plus incertaines.

Cela fait maintenant une demi heure qu’il s’oppose à ce brillant adversaire qui ne donne aucun signe de faiblesse. Il se pose des questions. Qu’est ce qui pourrait être aussi combatif ? Une liche ? Une pélamide ? Un vieux bar des profondeurs ? Il se souvient que l’un de ses acolytes avait tiré du fond une fois, une bonite de trente livres. La mise au sec lui avait toutefois semblée plus courte. Sur quelle rareté vient il de tomber ?

Ses forces commencent à faiblir pour de bon. Une sueur saline coule maintenant dans ses yeux sans qu’il puisse y remédier. Il décide de trancher, de tenter le tout pour le tout, lorsque ramenant le poisson près de l’à pic, il ferme définitivement le frein, l’empêchant de se dérober une fois encore.

« Je vais te noyer. » Annonce t-il avec détermination.

Il sait qu’il risque gros, le nylon raccourci offrant nettement moins de résistance, le poisson pourrait le rompre, d’un seul coup de queue. En plus, il procède à l’aveuglette. Le brouillard, certes, s’est un peu dissipé, mais la visibilité est encore très mauvaise. Le jour ne s‘est pas encore levé et les eaux sont noires. Comment pourrait il voir ce qu’il fait ?

Il s’en remet à son instinct, à ses sensations, raccourcit sa ligne, encore et encore. Il sent que le poisson résiste, lutte pour ne pas gagner la surface, mais peu importe, il le remonte inexorablement. Un clapotis puissant lui fait savoir qu’il se débat maintenant à la surface, il le laisse faire un moment, puis le laisse replonger, pour mieux le tirer hors de l’eau ensuite. Il recommence cette opération une dizaine de fois, jusqu’à ce que la lutte se calme enfin. Là, en bas, il devine que son adversaire épuisé se laisse maintenant flotter sur le côté, comme une planche de bois mort. Théo empoigne alors son salabre, allume sa frontale, et se couche sur les rochers. C’est avec une facilité déconcertante qu’il fait glisser le poisson dans les mailles du filet et qu’il le hisse, une main après l’autre, au sec, sur son récif.

Il ne le regarde pas tout de suite. Il se laisse d’abord aller en arrière et reprend son souffle, aspirant de grandes goulées d’air. Ses muscles fatigués tremblent involontairement, il sait que dès le lendemain, il souffrira de mille courbatures. Il se sent vidé, mais heureux. La nuit n’était pas si mauvaise, finalement.

Timidement, il braque sa lampe sur le fruit de ses efforts. Son cœur marque un temps d’arrêt tandis que lentement, il défait les maillons de l’épuisette. C’est effectivement un bar, un vieux loup de mer, le plus gros qui lui ait été donné de voir jusqu’ici. Il n’est pas seulement long, il est également très large. Il pourrait difficilement en évaluer le poids et la taille, mais le bestiau est incontestablement colossal. Sa fierté de pêcheur lui gonfle la poitrine. A genoux, tel un enfant au matin de Noël, il contemple son présent avec ravissement. Bien que cela ne soit mentionné dans aucun manuel, tout pêcheur reste un enfant, dans le fond.

Et puis Théo commet une erreur, une geste contraire à toute loi de prédation. Recroquevillé sur sa prise, il porte son regard sur de multiples détails. Il observe avec attention la manière dont le loup lutte pour avaler de l’air, sa respiration silencieuse, sa bouche qui s’ouvre et se ferme. La manière convulsive dont sa nageoire pectorale, la seule qui est visible, se colle et se décolle de sa ligne latérale. Il scrute la coloration, d’un beau noir bleuté, virant à l’argent irisé sur les flancs. Puis, erreur ultime, il fixe l’animal dans les yeux. Les yeux mobiles du poisson se braquent un bref instant sur lui. Homme et bête s’observent mutuellement et se découvrent. Que se passe t-il en cet instant ? Nul ne le sait, pas même Théo. Il sent son cœur se lézarder tandis qu’une vérité, bien plus forte que celle des hommes, le touche. Avec beaucoup de précaution, il retire l’hameçon de la lèvre charnue, en prenant garde à ne pas se taillader la main aux ouies aussi tranchantes qu’une faux. Puis il empoigne le corps souple et vigoureux par les côtés, se penche le plus possible vers la mer, en dessus de la falaise. Sans prendre trop le temps de réfléchir à ce qu’il fait, il remet le bar à l’eau. Inquiet, il le regarde flotter à la surface, telle une souche, à la faible lueur de sa lampe. Un premier coup de queue intervient, un deuxième, et finalement le vieux loup fini par plonger, sans demander son reste. Le cœur léger, Théo goûte à toute la perfection du moment. Il tâte sa poche, à la recherche de ses cigarettes, et solennellement, fume, en scrutant l’horizon rougeoyant. La brume s’est dissipée et bientôt il fera jour. Il saisit maintenant que cela tient du miracle.

Les affaires sont rapidement rangées à l’aube. Théo enfile son sac à dos, et, le sourire aux lèvres, prend le chemin du retour. La mer est calme et moutonne à peine, en ce petit matin d’automne, et l’air tout juste frais. Des nuées de mouettes s’agitent autour de lui tandis qu’il entame sa longue ascension du sentier des douaniers. Elles ont pris pour habitude de venir lui réclamer de menus poissons et restes de sardines. Théo a laissé tout ce qui pouvait être comestible bien en vue sur son rocher, il sait qu’elles finiront bien par le trouver.

Le trajet du retour semble toujours plus long, mais aujourd’hui, Théo, tout à ses pensées, ne se rend pas compte qu’il s’en écarte un peu. Il se sent ivre, comme hébété, tous ses sens sont en éveil, sauf peut être celui du désir de s’orienter. Il flâne un peu, s’amuse à sortir des sentiers battus, à découvrir autre chose que ce qu’il connaît déjà.

Il s’attarde à humer le moindre buis, caresse d’une main légère les asparagus drus qui poussent sous les pins. Il observe avec émerveillement un gros carabe qui progresse lentement au milieu des touffes de thym séché.

Et c’est ainsi qu’il grimpe, encore et encore, jusqu’à atteindre un petit coin de paradis, inconnu jusqu’alors de lui-même et des autres promeneurs. Le détour d’un chemin lui révèle une cavité, au pied du massif rocailleux, dans lequel pousse un petit figuier, livré à lui-même depuis des centaines d’années. Avant même qu’il ne l’ait approché, il sait que la nature est généreuse, qu’elle sait récompenser quiconque va vers elle. Le figuier est lourd, gras, chargé de fruits opulents et charnus autour desquels virevoltent abeilles et guêpes. Il s’en approche, cueille, porte son choix sur celles d’où perle la « goutte de miel », il délaisse les figues fleur, dont il sait que la maturité est tardive, au profit des « petites grises », plus sucrées. Puis, il sort son couteau de chasse et entreprends d’en enlever l’attache un peu caoutchouteuse chargée de laitance, avant de les manger.

Il prend tranquillement appui, au pied du figuier qui surplombe les calanques et toute la vallée qui descend vers la mer. La première figue éclate dans son palais comme de l’or en fusion, c’est une véritable explosion gustative, ses papilles reconnaissantes le font saliver comme un jeune chien. Et tandis qu’il essuie sa bouche d’un revers de manche distrait, il lui semble apercevoir là bas, au loin, près du récif, briller un monumental poisson au cœur de l’écume. Il prend une autre figue. Celle là et toutes les suivantes ne font que lui confirmer combien vivre est délicieux.